Journal d'une création
jeudi 11/11/2004
Dans Journal d’une création (Babel, 1990), Nancy Houston s’interroge sur l’attribution séculaire de la création aux hommes, de la procréation aux femmes. Elle y montre les différences de traitement qu’on accorde aux écrivains hommes et femmes, les difficultés pour les femmes de passer du statut de muse à celui d’un éventuel Pygmalion. Elle étudie à travers cette grille plusieurs couples d’écrivains, dont Sartre et Beauvoir, Virginia et Leonard Woolf, et celui, moins célèbre, d’Elisabeth Barrett et Robert Browning, dont l’histoire est pour le moins singulière.
Barrett est en effet issue d’une famille menée au doigt et à la baguette par un patriarche particulièrement autoritaire, qui prendra pour prétexte la mort prématurée de leur mère pour interdire formellement à ses enfants de se marier. Elisabeth, tiraillée entre la conscience très claire qu’elle a de cette injustice, et un amour assez démesuré pour son père, choisit la facilité, c’est-à-dire une maladie grave qui la cloue au lit pendant des années et lui évite de se poser des questions. Cloîtrée, elle se met à lire beaucoup pour tromper son ennui, puis à écrire des vers, qui connaîtront rapidement un très grand succès. C’est ainsi que Robert Browning a vent de son existence. Il en tombe immédiatement fou amoureux.
Au terme d’une longue cour épistolaire, il obtient enfin l’autorisation de rencontrer Elisabeth en personne. Ses sentiments n’en sont que confirmés, et il décide de l’enlever pour l’emmener en Italie. Ce projet ne déplaît pas à Elisabeth, qui ne comprend pas pourquoi son romantique amant se délecte trop longtemps, à son goût de préparer soigneusement son enlèvement, sans négliger le moindre détail.
Ils s’établiront finalement à Florence, et c’est là qu’à quarante et un ans bien sonnés ( !) Elisabeth fera enfin connaissance avec les joies charnelles. Ils vivront ensuite chacun dans l’éternelle conviction de sa propre nullité et du génie de l’autre, écrivant ensemble, se relisant, et n’ayant plus aucune nouvelle du patriarche atroce qui renvoie non décachetées les lettres de sa fille. A la différence de Scott Fitzgerald, par exemple, qui souhaitait que sa femme se borne à dégivrer la glacière et cesse enfin d’écrire mieux que lui, Browning et Barrett pousseront si loin la remise en cause des schémas traditionnels, qu’à une lettre où Elisabeth faisait allusion à leur mariage (« Vous persistez, vous voulez jouer dans la pièce le rôle de la femme jusqu’au bout. Vous voulez m’honorer et m’obéir, moi, malgré les vœux prononcés samedi dernier. Est-ce ainsi que le serment sera tenu ? »), Robert répond : « Vous penserez pour moi. Tels sont mes ordres ».